Moderne magazine Interview
au AP (Moderne (magazine new wave), n°6, décembre 1982)

Cet interview de Martyn Bates et Pete Becker a été réalisé par A.P à Nuneaton et Dublin en mars 1982.

NUNEATON, MIDLANDS, huit heures du mat. Martyn Bates le chanteur est mince, il a la joue fraîche, le regard tendre, le cheveux hérissé à la Eigon Schiele. Il enfourche son vélo et disparaît dans la circulation dense. Nous restons un moment au bord du trottoir, surpris par le froid, le paysage minier, corons et masses laborieuses.

Hier soir, nous avons bu des Lager and Lime dans deux ou trois pub avec Martyn et Pete. Celui-ci cache dans sa casquette une chevelure rousse, il a l’oeil bleu de ses ancêtres ukrainiens. L’un est flexible et drôle, l’autre puissant et secret, une extrême courtoisie au service d’un dévouement illimité à la cause de la musique sans yeux ».

Pour l’instant, ils rejoignent tous deux les rangs des joyeux travailleurs britanniques, tant il est vrai que c’est presque un privilège d’avoir un job aujourd’hui.

Il y a deux ans, Martyn chantait encore avec les Reluctant Stereotypes, un groupe qui fait depuis dans le ska commercial. Pete jouait de la guitare dans les pubs avec des orchestre de danse le dimanche.

Leur rencontre provoque de façon presque instantanée la création du groupe. Au bout d’un mois de répétitions, ils enregistrent leur premier 45 tours Kodak Ghosts Run Amok sur leur propre label, Ambivalent Scale.

Quant au nom de la formation, c’est le titre d’un roman d’Aldous Huxley choisi pour ses sonorités, lui-même emprunté à un poème de Milton, mystique révolutionnaire du XVIIe siècle : Samson, le personnage du récit biblique, captif et aveugle, travaille, enchaîné au moulin parmi les esclaves « Eyeless in Gaza at the Mill with slaves ».

Naturellement, avec un nom pareil, comment ne pas passer pour un artschool band, un groupe pop-cérébral? Si le compliment qui les touche le plus est que leur musique ne ressemble à aucune autre, ils ne supportent pas d’être étiquetés groupe « culturel », « intellectuel », ou « arty ».

Martyn – Eyeless in Gaza n’est pas le résultat d’une démarche intellectuelle qui consiste à faire des choses « brillantes », puis d’essayer de comprendre après coup ce que le groupe tend à exprimer vraiment. La musique est le produit de la manière dont nous sommes en relation l’un avec l’autre, avec impétuosité, des sentiments spontanés qui apparaissent sur les disques et quand nous jouons sur scène.

Nous ne sommes pas super-organisés, nous ne réenregistrons pas 36 fois le même morceau. En studio, nous jouons à 90 % live, ensuite on ajoute certains éléments. La musique vient avec naturel et spontanéité.

Pete – Et nous nous efforçons d’évoluer avant que nos idées ne se figent dans une forme ou un style.

Martyn – Eyeless In Gaza n’est concerné que par les émotions et les sentiments. Notre inspiration vient de la vie quotidienne – je travaille dans un hôpital et Pete dans un laboratoire – et de nos relations avec les gens.

Et Pete d’insister : Nous ne sommes pas des intellectuels, même si notre musique n’est pas d’un accès très facile, et si on a tendance à croire que seuls des intellectuels peuvent concevoir autre chose que de la variété ou de la pop commerciale.

S’ils étaient un groupe de 4 ou 5 musiciens, leur musique serait probablement moins originale : d’une part il est plus facile de s’entendre à deux sur des idées nouvelles, d’autre part ils ne font aucune concession à ce qu’ils ne ressentent pas tous les deux violemment et de façon immédiate.

Leurs sources musicales, ce sont le jazz, la rock-fusion, la musique classique, ce qu’on écoutait avant que n’apparaissent des musiques comme la leur. Ce sont aussi des singularités telles que Pete Shelley, Thomas Leer, Lol Coxhill, Robert Wyatt.

Parmi les groupes cités avec sympathie, notons Throbbing Gristle, Joy Division, PIL, The Slits, The Virgin Prunes, The Felt.

New Order leur paraît d’un intérêt limité et Killing Joke pas aussi sincère qu’à ses débuts.

Martyn – Nous ne faisons pas une musique angulaire, raide, une musique pour la pose comme ce qui se fait actuellement en Angleterre, nous faisons une musique mélodique, lyrique, remplie de sentiments et de passion, non pas froide, distante ou détachée.

Pete – Eyeless In Gaza, c’est avant tout un feeling universel suffisamment fort pour toucher les gens. Nous n’avons pas le crâne rasé, nous ne portons pas de rangers, nous ne crions pas « oï ! oï ! oï !», et il est évident que nous faisons partie de la classe ouvrière. Le public nous perçoit d’une manière déterminée par ce qui le concerne dans la musique.

Martyn – La plupart des groupes imitent ceux qui sont déjà dans les charts. Après le punk, en 1978, 79, des tas de groupes intéressants sont apparus, mais maintenant, c’est à nouveau la lutte pour devenir la pop-star de la dernière mode.

Beaucoup imitent Joy Division qui était un excellent groupe. Ian Curtis était Joy Division.

Si Pete et moi nous étions réncontrés il y a 4 ans et non 2, nous aurions profité du mouvement qui a suivi l’explosion punk, comme tous les groupes qui se sont mis alors à expérimenter et à innover. Nous serions peutêtre plus facilement acceptés aujourd’hui.

Pete – Le champ musical était ouvert grâce aux Sex Pistols, Cabaret Voltaire, Buzzcocks. Dommage que le punk se soit si vite réduit aux blousons de cuir et cheveux hérissés.

Martyn – Maintenant, c’est le retour au style glamour, on insiste moins sur le contenu réel de la musique et les inventions. Ou bien on assiste à la rage des « revivals » : beatnick revival, psychedelic revival, mod revival. Comme si on recyclait sans arrêt le passé.

Pete – Ceci pour situer Eyeless In Gaza dans le contexte du rock contemporain, qui appartient à la sub-culture de la jeunesse et fait partie de notre environnement. On est encore à l’écoute du monde, non ?

A.P. – Est-il vrai que Martyn chante dans un langage inventé ?

Martyn – Les lyrics des deux premiers albums sont d’une structure assez ouverte, je chante de telle sorte qu’on ne puisse saisir que certains mots. C’est à l’auditeur de choisir ses images, de s’investir dans son écoute, plutôt que de trouver des plages entièrement explicites.

Pete – Ce n’est pas comme au supermarché, où il suffit de remplir son caddy … .

A.P. – Eyeless In Gaza et le showbusiness?

Martyn – Nous ne sommes pas des rockstars et ne cherchons pas à la devenir : être en photo sur les couvertures des magazines, parler comme si on avait trouvé le secret de polichinelle, faire semblant de développer une vision supérieure de la vie, faire croire qu’on connaît la vérité ! c’est grotesque !

Pete – Ça n’empêche pas de croire dans ce que nous faisons, mais nous n’avons pas besoin de ce type d’idéologie. »